La découverte d’un charnier fait renaître des fantômes au Cambodge

Chea Nouen, Cheam Hong

C’est la vue de quatre crânes gris et d’un lit d’ossements pêlemêles qui a fait revenir des mauvais souvenirs à Chea Nouen: l’allaitement de son bébé dans le noir, tremblante, son mari, jeté dans une fosse et devenu un fertilisant humain, sa propre marche vers les champs d’exécution, elle fut sauvée trois fois, mais à quel prix, celui de la peur.

Photo: Chea Nouen, 63 ans (droite) et Cheam Hong, 64 discutent de leurs douleureux souvenirs (AP).

DO DONTREI (Cambodge) – Associated Press – C’est à coup de buldozer que les villageois ont extrait ces tombes, des dizaines de crânes ont refait surface à Phnom Trung Bat près du village de Do Dantrei, dans le district de Kralanh, à 60 kilomètres au Nord-Ouest de Siem Reap, au Cambodge. Près de trente années ont passé depuis que les Khmer Rouge ont orchestré la mort de près de deux millions de cambodgiens, soit un cinquième de la population. Ce pays est toujours hanté par ses fantômes, le régime actuel préfère enterrer le passé, plus particulièrement du fait que certains leaders actuels, dont le Premier Ministre Hun Sen, furent un jour, Khmer Rouge.

« ON NE PEUT PAS OUBLIER »

Mais Chea Nouen, 63 ans, et les autres survivants de ce petit village ne peuvent oublier, ils retiennent leurs larmes, tentent de ne pas faire de cauchemars, mais chaque jour, ils se disent hantés par les 35 000 victimes de leur région, qui restent pour la plupart encore sous les champs de riz, sous les maisons, et dont les âmes n’ont jamais trouvé le repos. Le procès régional ne fut jamais achevé, les trois Khmers Rouges responsables pour la région de Kralanh ne furent jamais condamnés. En avril dernier, Chea Nouen fut invitée à Phnom Penh pour aller écouter un des officiels Khmer Rouge, Nuon Chea, se défendre dans un tribunal organisé par l’ONU. « Je ne savais pas, je ne faisais qu’exécuter les ordres » disait-il. Pour Chea Nouen ce procès fut une « absurdité », absurde d’avoir dépensé six années, 160 millions de dollars et une montagne de documents classifiés pour ne rien faire contre trois octogénaires Khmers Rouges. Chea Nouen se dit âgée, faible, mais encore désireuse de raconter son histoire, pour ne pas oublier.

UN ESPRIT VIF DANS UN CORPS USÉ

Son corps est presque squelettique, usé par des maladies persistantes dues au traitement des années Khmers Rouges, mais le visage de Chea Nouen est encore animé, elle sait prendre des poses parlantes et ses mains s’agitent dès qu’elle s’enflamme. Elle sait encore contorsionner son corps pour montrer comment elle fut pliée sur une barre en fer par ses tortionnaires. Son visage grimace de douleurs. Elle se souvient, dans la prison, un soldat pointait une arme sur sa tempe tandis qu’un autre la fouillait pour trouver quelques trésors. De surprise, elle avait lâché son fils de deux mois sur le sol. Pendant sept jours, presque sans dormir et en ne buvant que de l’eau, elle avait bercé son enfant, se tordant pour permettre à son enfant de téter. Chea Nouen, en y repensant, laisse éclater ses larmes.

Sa famille, avec deux enfants, fut arrêtée un matin alors qu’ils voyageaient dans une charrette à bœufs. Alors qu’elle venait d’être libérée, après une semaine d’emprisonnement, son mari avait été exécuté au pied de la montagne près du charnier récemment découvert, par des Khmers Rouges déclarant détester tous les militaires de l’ancien régime, dont son mari faisait partie. Aveuglés, les mains attachés dans le dos, ils furent sauvagement battus, tués à coups de machettes, leurs corps furent jetés dans une fosse remplie de paille de riz à laquelle les Khmers Rouges mirent le feu.

Par la suite, bien que libérée, Chea Nouen fut placée dans un complexe tenu par le Khmers Rouges, avec des dortoirs, des entrepôts et des cantines communes. Elle y a fait pousser des légumes, travaillant des heures et des heures sous la chaleur dans les rizières. Son plus grand fils mourut de maladie, le plus jeune, de malnutrition à moins de 5 mois. Des centaines de prisonniers qui passèrent dans ce camp, toutes des femmes, seules sept survécurent de la privation, et de la machine à tuer méthodique, qui n’avait rien à envier aux méthodes nazies. Des exécutions aléatoires se tenaient une à deux fois par semaine, où environ 80 prisonniers étaient abattus, sans raison si ce n’est qu’ils faisaient un bon engrais pour les rizières.

SAUVÉE DE LA MORT TROIS FOIS

« Nous étions comme des poissons dans un aquarium. Un jour, un gardien nous désignait. Une de mes amies avait senti son heure arriver, elle me pria de garder de l’or qu’elle avait secrètement caché. Je refusais, pensant moi-même ne pas survivre. Elle disparut le lendemain ». Un jour, son heure arriva, elle fut emmenée sur le terrain d’exécution, entravée aux autres avec des cordes. Les « bouchers » les attendaient déjà, torses-nus. Elle entendit subitement quelqu’un crier, un officier à qui elle avait un jour donné un bain. Il arrêta la file des prisonnières, et la sortie du lot. « Il l’a fait trois fois, je ne sais pas pourquoi il m’a sauvé la vie, il avait de la sympathie pour moi, peut-être de l’amour », déclare-t-elle encore émue. Nhorn, est le seul nom qu’elle sut de lui. Après la chute des Khmers Rouges et leur retrait de la région, elle n’eut jamais de nouvelle.

« Quand je pense aux Khmers Rouges, je ne suis pas haineuse ou vengeresse », déclare-t-elle, se balançant dans un rocking-chair devant sa petite maison de paille. « Je ne ressens rien, juste le sentiment que je suis morte ». Elle possède sa maison dans ce petit village agricole de six cent âmes, mais préfère la forêt où elle peut élever des poulets, des canards et quatre vaches, et où elle peut tranquillement prier pour le repos des âmes de son mari, et de ses deux enfants.

Les restes des corps retrouvés ont été placés dans un autel au pied de trois palmiers et les villageois de Do Dontrei viennent leur rendre hommage avec des bols de soupe, du riz, des desserts et un peu d’argent. Les villageois ont peur d’avoir dérangé les esprits. Certaines croyances au Cambodge restent tenaces, et les restes des morts, surtout ceux ayant connu une mort violente, doivent être soigneusement ramassés et incinérés pour que l’esprit s’envole et ne hante pas les vivants. Mais le terrain où a été découvert les ossements voit se continuer les travaux de terrassement qui les ont mis à jour, car le propriétaire, qui l’a acheté pour 4 700 US$ désire continuer la construction.

ENTRE SOUVENIRS ET MODERNITÉ

Khung Leang, une jolie petite femme de 53 ans, souriante, déclare ne pas savoir où se trouve toute sa famille. Elle a mené des rites religieux pour leurs âmes, mais ils reviennent toujours la hanter dans ses rêves. « Ils sont dans mes rêves, mais me refusent de les retrouver », déclare-t-elle, assise sur la première marche de sa petite maison toute blanche. « Un jour, dans un rêve mon père m’a dit qu’il ne pouvait entrer chez moi parce qu’il y avait un grand bâton qui allait le frapper. Je trouvais ça étonnant, et découvrait finalement le bâton, sous la maison. Je l’ai jeté. Mais ma famille refuse toujours d’entrer dans la maison, dans mes rêves, ils sont devant la maison, et pleurent en la regardant ».

Son père, sa mère et six autres membres de sa famille furent tués car ils étaient « de riches capitalistes ». Son père vendait des desserts sur le marché local. Un jour, les Khmers découvrirent la famille mangeant une soupe de poulet dans leur maison, violant ainsi la loi qui obligeait les habitants à manger ensemble à la maison communale. Le dernier « crime » de son père, fut de ne pouvoir arrêter un de ses buffles un jour, l’animal entra dans une rizière qu’il détruisit partiellement. Le crime fut jugé comme une trahison envers les Khmers Rouges.

Photo: Khung Leang devant sa maison à Do Dantrei (AP).

Son père fut emporté en premier, elle ne sait pas comment il mourut. Un homme lui dit un jour qu’avant de mourir, il lui avait dit: « prenez soin de ma petite fille, elle va bientôt être toute seule ». Et elle le fut. Ils ont tous suivis, même sa petite sœur de quatre ans, illustrant ce que les Khmers Rouges aimaient dire : « si vous ne voulez pas que la mauvaise herbe revienne, il faut couper les racines même sous terre ».

En âge de se marier, elle fut forcée d’épouser un homme choisi pour elle par les représentants du régime. Et comme de nombreux jeunes mariés, ils furent assignés à une brigade mobile, allant dans des zones reculées pour prêter main forte au régime. Elle était loin de sa famille quand les derniers membres furent exterminés. Un jour, elle fut elle-même emmenée sur un terrain d’exécution quand le responsable cria: « assez, on a fait notre quota aujourd’hui remportez les vivants ! ».

En finissant son histoire, ses yeux s’évadèrent au loin dans son jardin alors qu’une douce brise soufflait, faisant retomber la chaleur de la journée. Une petite fille d’environ cinq ans se précipita alors dans ses bras, l’un de ses six petits-enfants. Son plus jeune fils, 23 ans, est depuis un an professeur à l’école du village. Sa famille s’est recomposée, cultive le riz, et vend à nouveau les petits gâteaux de riz traditionnels au sucre de canne qui un jour précipitèrent la tragédie, son mari, toujours le même depuis toute l’histoire, depuis le mariage forcé, conduit un taxi. « C’est un homme bon », dit-elle en conclusion.

Photo: quelques restes retrouvés attendent désormais une enquête (AP).

UNE ENQUETE RAPIDE EST NECESSAIRE

Des lacs d’eau stagnante couleur lait restent au-dessus des tombes fraichement ouvertes. « Si les enquêteurs de la capitale ne viennent pas rapidement, tous les corps seront recouverts par les travaux ou récupérés par les familles », déplore Chhorn Kry, un fermier contemplant le charnier où neuf des membres de la famille de sa femme furent probablement exécutés.

Les survivants de Do Dontrei pensent que les esprits sont toujours là, ils disent que les tombes doivent être ouvertes d’une certaine manière, en suivant certains rites, sinon les esprits vont s’envoler et hanter les vivants. Chea Nouen le compare à de l’eau qui fuit d’une bouteille ouverte. Khung Leang, pragmatique ajoute que « les esprits sont parmi nous, tournent autour de nous, nous hantent, parce qu’ils attendent une justice, serait-ce possible un jour de la leur offrir réellement ? » •

 

Photo: récemment, de nouvelles photos de victimes ont été découvertes dans une ancienne prison des Khmers Rouges S-21 à Phnom Penh. Parmis ces photos, deux portraits d’étrangers. Sur l’enveloppe, on peut lire: en haut « 15 à 36″, au milieu : « 22 personnes chargées », en bas: « 20 juillet 1978″ (AP).

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